En pleine pandémie, le Conseil d’Etat ne chôme pas. Sa procédure de référé, instaurée il y a tout juste vingt ans, n’aura jamais été autant utilisée qu’en cette période virale. Les hauts magistrats administratifs sont saisis de multiples recours déposés par des associations ou syndicats contestant la politique gouvernementale en matière de Covid-19. Dimanche, les Sages du Palais-Royal planchaient ainsi sur une requête d’un collectif de jeunes internes visant à instaurer un confinement total, afin de désengorger les hôpitaux.
Jeudi matin, c’était le tour d’un syndicat d’infirmiers libéraux d’exiger d’être fournis en gants et masques de protection. Suivi par le Gisti et la Cimade, deux associations de soutien aux immigrés, réclamant la fermeture des Centres de rétention administrative (où sont parqués les sans-papiers). Lundi viendra le tour du Droit au logement, en vue de contraindre le gouvernement à prendre fissa «des mesures adéquates»en faveur des «personnes sans hébergement». Mais aussi de l’association Elu·e·s contre les violences faites aux femmes, pour réquisitionner tout logement vacant afin de fournir un «hébergement individuel d’urgence» aux femmes battues – le confinement étant susceptible d’accroître le nombre de violences conjugales.
Un référé devant le Conseil d’Etat, avec décision rendue sous quarante-huit heures, ce n’est pourtant pas open bar. La procédure est strictement encadrée autour de l’article L.521-2 du code de procédure administrative : «Le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne de droit public aurait porté une grave atteinte.» Ne pas mourir en fait incontestablement partie : «Le droit au respect de la vie, mentionné à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L.521-2», a récemment jugé le Conseil d’Etat.
Mais pas le droit à la santé – nuance. Comme l’a jugé tout aussi récemment le tribunal administratif de Martinique – l’île n’étant alors qu’en phase 1 de l’épidémie : «Si la protection de la santé publique, le droit à un environnement sain ou le principe de précaution constituent des principes de valeur constitutionnelle, ils ne figurent pas au nom des libertés fondamentales au sens de l’article L.521-2.» Et de mentionner, dans cette dernière catégorie, «la liberté d’aller et venir»…
Ménager la chèvre et le chou
Avis aux futurs candidats au référé administratif : toujours mentionner le «droit à la vie» en préambule de la requête, sous peine d’être jugé irrecevable. Le syndicat infirmier Infin’idels ne s’y est pas trompé en revendiquant, dans l’ordre d’apparition de sa saisine en vue d’obtenir le matériel de protection jusqu’ici réservé aux hôpitaux, «le droit à la vie, à l’intégrité physique, à la santé, à la liberté d’exercice de la profession». Même si le cœur de sa demande pourrait davantage relever du principe de précaution à en juger par cette profession de foi syndicale : «Les infirmières libérales sont prêtes à soigner, mais pas à n’importe quel prix !»
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Dans sa grande sagesse, le Conseil d’Etat peut être tenté de ménager la chèvre et le chou – les injonctions péremptoires des requérants et la bonne foi du gouvernement. Comme à propos du confinement. L’Intersyndicale nationale des internes dénonçait «la carence de l’autorité publique du fait de l’absence de mesures proactives et anticipées.» Le juge administratif suprême a pourtant donné acte au gouvernement de sa politique des petits ou grands pas : «Le dispositif, régulièrement modifié, est susceptible d’être à nouveau adapté en fonction des circonstances, en fonction de l’avis du conseil scientifique mis en place.»
Rejet de la demande de confinement total, donc, avec cet argument relevant davantage du bon sens que du droit : «Le ravitaillement à domicile de la population ne peut être organisé sur l’ensemble du territoire, compte tenu des moyens dont l’administration dispose.»Mais le blanc-seing gouvernemental sera suivi d’une injonction : «Il n’apparaît pas que le Premier ministre ait fait preuve d’une carence grave et manifestement illégale en ne décidant pas d’un confinement total. Mais une telle carence est toutefois susceptible d’être caractérisée si les dispositions sont inexactement interprétées et leur non-respect insuffisamment sanctionné.» Le gouvernement s’exécutera dans les quarante-huit heures, avec un nouveau décret interdisant les marchés en plein air, restreignant les possibilités de jogging, augmentant les amendes.
Forcer la main
En sera-t-il de même avec les autres requêtes en cours, soit le rejet formel d’une demande abrupte suivi d’une injonction aux pouvoirs publics d’en faire plus et plus vite ? Celle déposée par le Syndicat des médecins d’Aix et Région (Smaer), examinée jeudi après-midi par le Conseil d’Etat, n’entre pas vraiment dans cette logique-là, plutôt dans celle du tout ou rien. Outre l’exigence d’un «dépistage massif» de la population, ces blouses blanches marseillaises veulent forcer la main du gouvernement sur le traitement au Plaquenil (à base d’hydroxychloroquine et d’azithromycine) cher à Didier Raoult, le désormais célèbre directeur de l’IHU Méditerranée.
Le Smaer entend ainsi «ordonner au gouvernement de saisir l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) afin de permettre la prescription, y compris sans admission à l’hôpital, du traitement dit Plaquenil aux patients, avant même d’être admis aux urgences.» Bref, de forcer la main aux pouvoirs publics, pour l’instant circonspects ou prudents sur ce remède. Mieux, ce syndicat demande au Conseil d’Etat de «procéder à une enquête à la barre, contradictoire, en vue d’entendre les arguments du Pr Raoult, du gouvernement et de l’ANSM, au plus tard le 30 mars.» Un grand déballage plutôt qu’un jugement de Salomon. Décision sous quarante-huit heures
Par Renaud Lecadre